25
Burton faisait les cent pas sur le pont du Snark. La nuit était glacée. La brume, cotonneuse, l’empêchait de voir ses propres mains au bout de ses bras tendus.
Tout le monde devait dormir à bord. Il était seul, en compagnie de ses pensées qui avaient tendance à s’éparpiller comme un troupeau de moutons au flanc d’une colline. Il s’efforçait de les rassembler pour les conduire au pâturage. Mais qu’avait-il à leur offrir ? Rien que quelques touffes amères.
Il y avait trente-deux années à couvrir dans sa mémoire. Il fallait concentrer sélectivement ses souvenirs sur Frigate et Monat, ses compagnons depuis le début de la résurrection. Retrouver leurs actions, leurs paroles, qui pouvaient être considérées comme suspectes. Insérer le tout dans quelque sombre puzzle.
Rares étaient les morceaux disponibles. Ou du moins, rares étaient les morceaux qu’il était capable d’identifier en tant que tels. Mais il en avait sans doute des quantités sous les yeux.
Ce jour à la fois terrible et joyeux où ils avaient été ressuscités au bord du Fleuve, Monat avait été le premier être à qui il avait adressé la parole. Il lui avait paru beaucoup plus calme et raisonnable, étant donné les circonstances, que les autres ressuscités. L’Arcturien avait su analyser rapidement la situation et voir le parti qu’ils pouvaient tirer de leur nouvel environnement. En particulier, il avait été le premier à comprendre la signification pratique des graals.
La deuxième personne qui avait attiré l’attention de Burton était le Neandertalien, Kazz. Mais celui-ci n’avait pas essayé, au début, de communiquer avec Burton. Il s’était contenté de le suivre de loin pendant quelque temps. En fait, la seconde personne à qui Burton avait parlé était bien Frigate. Et maintenant qu’il y repensait sous un nouvel angle, il trouvait étonnants le calme et la décontraction dont l’Américain avait fait preuve en l’occurrence alors qu’il était plutôt, comme il le répétait volontiers lui-même, d’un naturel anxieux et hypersensible.
Bien des événements, plus tard, étaient venus appuyer ces vues. Mais il fallait dire aussi que de temps à autre, et cela avait été confirmé tout au long des vingt dernières années, Frigate était capable de surprendre tout le monde en agissant à l’inverse de son caractère. Etait-ce une façon d’affirmer sa maîtrise de soi, ou bien abandonnait-il au contraire, dans ces moments-là, un rôle qu’il avait décidé de jouer ?
Il y avait aussi une coïncidence troublante. L’Américain était l’auteur, sur la Terre, d’une biographie de Burton. Combien de biographes avait-il eus en tout ? Une dizaine ? Une douzaine ? Combien de chances y avait-il pour que l’un d’eux soit ressuscité à quelques mètres de lui ? Douze sur trente-six milliards ?
C’était peu, mais c’était encore du domaine du possible.
Par la suite, Kazz s’était joint à leur groupe, puis Alice, puis Lev Ruach.
Tout à l’heure, pendant que le Neandertalien était à la barre, Burton l’avait encore questionné. Se souvenait-il de quoi que ce soit de particulier, le jour de la résurrection, ayant eu un rapport avec Monat ou Frigate ? Avait-il communiqué avec eux en l’absence de Burton ?
Kazz avait secoué son crâne épais :
— Je suis resté seul avec eux à plusieurs reprises, ce jour-là, mais je n’ai rien remarqué d’étrange. C’est-à-dire, Burton-nak, que tout était étrange.
— Tu as vu tout de suite les marques sur le front des gens ?
— Quelques-unes, oui, mais je croyais que tout le monde les voyait comme moi.
— Frigate et Monat en avaient aussi ?
— Je ne me souviens pas de les avoir vues ce jour-là. Mais sur ton front non plus, Burton-nak. Elles n’apparaissent que sous certaines conditions d’éclairage.
Burton avait sorti de sa sacoche un bloc de papier de bambou, une épine de poisson taillée et un petit encrier de bois. Il avait pris la barre en demandant à Kazz de dessiner les symboles gravés sur les fronts de l’Américain et de l’Extraterrestre. Monat avait tracé pour chacun d’eux trois lignes parallèles horizontales coupées par trois lignes parallèles verticales. A côté de ce motif, il y avait une croix inscrite dans un cercle. L’épaisseur et la longueur des lignes étaient les mêmes, sauf en deux endroits : celles de Monat étaient plus épaisses à droite, et celles de Frigate à gauche.
— Et sur mon front ? avait demandé Burton.
Kazz avait dessiné quatre lignes ondulées parallèles et horizontales à côté d’un symbole qui ressemblait à un « et » commercial (&). Le tout était souligné d’un trait horizontal très fin.
— Celles de Monat et de Pete se ressemblent étrangement, murmura Burton.
Kazz dessina ensuite les marques de chaque membre de l’équipage. Il n’y en avait pas deux voisines.
— Tu te souviens de celle de Lev Ruach ?
Kazz avait hoché la tête. Un instant plus tard, il avait remis un nouveau feuillet à Burton. Celui-ci avait été vaguement déçu, sans savoir consciemment pourquoi. Il s’était attendu à un motif semblable aux deux premiers, mais il ne voyait pas le moindre rapport.
Tandis qu’il faisait les cent pas sur le pont en repensant à tout cela, Burton essayait désespérément d’analyser l’intuition obscure qui lui avait fait établir un lien entre les trois personnages. Il l’avait sur le bout de la langue, mais cela lui échappait de manière exaspérante.
Assez perdu de temps comme ça, se dit-il. Le moment est venu de passer à l’action.
Il se dirigea vers la cabine où dormait le Neandertalien. Il n’y voyait absolument rien, mais il se laissait guider par les puissants ronflements de son ami. Lorsqu’il le secoua, Kazz se réveilla aussitôt.
— C’est l’heure ?
— C’est l’heure.
Il fallut d’abord que Kazz se soulage en urinant par-dessus bord. Burton alluma une lanterne à huile de poisson et ils descendirent à terre par la passerelle. Ils traversèrent lentement la plaine embrumée en direction d’une cabane inhabitée que Burton avait repérée à deux cents mètres du Fleuve. Ils durent décrire plusieurs cercles avant de la trouver. Burton referma la porte derrière eux. Le soir précédent, Kazz avait apporté une provision de bûches et de petit bois pour faire du feu. En quelques secondes, une flamme brilla dans l’âtre. La cheminée ne tirait pas très bien et cracha un peu de fumée. Kazz s’assit en toussant dans un petit fauteuil en bambou. Burton n’eut aucun mal à le faire sombrer aussitôt dans une transe hypnotique profonde. Depuis toujours, il s’était intéressé de très près aux techniques du mesmérisme ; et dans le Monde du Fleuve, il avait plus d’une fois, au cours de ses voyages, présenté aux riverains des spectacles d’hypnotisme où Kazz était son sujet favori.
Maintenant qu’il y repensait, il s’avisait que Monat et Frigate avaient toujours été présents à ces spectacles. Avaient-ils semblé redouter quelque chose ? Pas à sa souvenance, en tout cas. Mais cela ne signifiait rien. Si les soupçons de Burton étaient fondés, ils devaient être passés maîtres dans l’art de cacher leur jeu.
Il fit régresser Kazz jusqu’au moment où il avait fait remarquer aux autres qu’il ne voyait pas de marque sur le front de Spruce. Puis il le ramena en avant, à l’instant précis où le Neandertalien était entré dans la cabane de Monat. Là, Burton rencontra la première résistance.
— Es-tu dans la cabane ?
Kazz avait les yeux grands ouverts. Il répondit, les yeux fixés dans le lointain, comme sur son passé intérieur :
— Je suis devant la porte.
— Entre, Kazz. Avance !
Le Neandertalien tremblait comme une feuille.
— Je ne peux pas, Burton-nak.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Il y a quelque chose qui te fait peur à l’intérieur ?
— Je ne sais pas.
— Quelqu’un t’a dit qu’il y avait un danger dans la cabane ?
— Non.
— Tu n’as rien à craindre, Kazz. Tu es courageux, n’est-ce pas ?
— Tu le sais bien, Burton-nak.
— Pourquoi ne peux-tu pas entrer, alors ?
— Je ne sais pas… fit Kazz en secouant la tête. Quelque chose…
— Continue. Quelque chose ?
— Quelque chose… me dit… me dit… impossible.
Burton se mordit la lèvre inférieure. Une bûche, dans l’âtre, craqua en jetant une pluie d’étincelles.
— Qui t’a dit ça ? Monat ? Frigate ?
— Je ne sais pas.
— Fais un effort, Kazz. Cherche !
Le front du Neandertalien était plissé et ruisselant de sueur. De nouveau, on entendit le feu craquer. Burton eut un sourire.
— Kazz !
— Oui, Burton-nak.
— Kazz ! Besst est dans la cabane. Elle est en train de crier. Tu entends ses cris ?
Kazz se raidit, les yeux hagards, les narines palpitantes, les lèvres retroussées.
— Je l’entends. Que se passe-t-il ?
— Kazz ! Il y a un ours dans la cabane, il va bondir sur Besst ! Prends ta lance ! Va tuer l’ours ! Vite, il faut sauver Besst !
Kazz se dressa, refermant la main sur une lance imaginaire, et bondit en avant. Burton dut s’écarter précipitamment de son chemin. Le Neandertalien trébucha sur la chaise et tomba face contre terre.
Burton fit la grimace. Allait-il se réveiller sous le choc ? Non. Il se remettait debout, prêt à foncer de nouveau.
— Kazz ! Arrête ! Tu es dans la cabane, maintenant. Voilà l’ours. Tue-le, Kazz. Tue-le !
Grondant comme une bête fauve, Kazz agrippa des deux mains la hampe de la lance imaginaire et la projeta en avant.
— Haï ! Haï ! s’exclama-t-il en émettant une succession de sons rauques. Burton, qui avait étudié avec lui sa langue natale, comprit qu’il disait :
— Je suis Celui-qui-a-tué-longue-dent-blanche ! Meurs, ô Créature-velue-qui-dort-tout-l’hiver ! Meurs, mais pardonne-moi ! Il le faut ! Il le faut ! Meurs donc !
Burton lui parla d’une voix très forte :
— Kazz ! Il s’est sauvé ! L’ours a réussi à s’enfuir de la cabane. Besst n’a aucun mal. Repose-toi, maintenant.
Kazz cessa de brandir son arme fantôme. Ses traits se détendirent.
— Kazz ! Besst est partie, maintenant. Tu es dans la cabane. A l’intérieur, Kazz ! Il n’y a plus rien à craindre. Dis-moi qui est avec toi dans la cabane. Avec qui es-tu entré ? Il y a quelques instants, tu t’es aperçu que Spruce ne portait pas de marque au front et tu l’as dit à tout le monde. Qui est avec toi dans la cabane ?
Le Neandertalien s’était calmé. Les yeux vagues, il fixait Burton.
— Qui ? Monat et Pete, naturellement.
— Très bien, Kazz. C’est parfait. Et qui t’a parlé le premier ?
— C’est Monat.
— Bravo, Kazz. Que t’a-t-il dit ? Dis-moi quelles ont été ses paroles, et celles de Frigate aussi.
— Frigate n’a rien dit. Seulement Monat.
— Qu’a-t-il dit, Kazz ? Que dit-il ?
— Il dit : « Kazz, tu ne te souviendras de rien de ce qui se passe dans cette cabane. Nous allons discuter pendant quelques instants, et puis nous ressortirons. Dès l’instant où tu auras quitté la cabane, tu oublieras tout, y compris que tu y es entré et que tu en es ressorti. Tout ce qui se sera passé dans cet intervalle aura disparu de ton souvenir. Et si quelqu’un te questionne un jour sur ce que tu as fait dans cette cabane, tu diras que tu ne sais pas. Ce qui ne sera pas un mensonge, vu que tu auras tout oublié. N’est-ce pas, Kazz ? »
Le Neandertalien hocha gravement la tête.
— « Et aussi, Kazz, pour plus de sûreté, tu oublieras ce que je t’ai dit la première fois, quand je t’ai demandé d’oublier que tu m’avais fait remarquer que Frigate et moi, nous n’avions pas de marque au front. Tu te souviens de ce moment-là, Kazz ? »
— « Non », fit le Neandertalien en secouant son front épais.
Il soupira longuement.
— Qui vient de soupirer ? demanda Burton.
— C’est Frigate.
Il s’agissait, apparemment, d’une manifestation de soulagement.
— Qu’est-ce que Monat te dit encore ? Donne-moi tes réponses, également.
— « Kazz, lorsque nous avons discuté ensemble, la première fois, quand tu nous a dit, à Frigate et à moi, que tu ne voyais pas de marque sur notre front, je t’ai demandé de me répéter tout ce que Burton pouvait dire devant toi sur ses rencontres avec un mystérieux étranger. Il est possible aussi que cet étranger se fasse appeler un Ethique. »
— Ah ! ne put s’empêcher de s’exclamer Burton.
— « Est-ce que tu t’en souviens, Kazz ? » reprit la voix du Neandertalien imitant Monat.
— « Je ne m’en souviens pas. »
— « Bien sûr que non. C’est moi qui t’ai ordonné de l’oublier. Mais je te demande de t’en souvenir, maintenant. Tu t’en souviens, Kazz ? »
Le Neandertalien observa une période de silence d’une vingtaine de secondes, puis reprit :
— « Je m’en souviens, maintenant. »
— « C’est parfait, Kazz. Tu peux l’oublier de nouveau, mais ce que je t’ai demandé est toujours valable. C’est d’accord ? »
— « C’est d’accord. »
— « Dis-moi, Kazz. Est-ce que Burton a parlé, à toi ou à quiconque, de cet Ethique ? Ou de quelqu’un d’autre, homme ou femme, qui prétendrait faire partie de ceux qui nous ont ressuscités ? »
— « Non, Burton-nak n’a jamais parlé de cela. »
— « Mais s’il t’en pariait un jour, il faudrait venir me le dire aussitôt. A condition, bien sûr, que nous soyons seuls et que personne ne puisse nous entendre. Tu comprends cela, Kazz ? »
— « Je comprends très bien. »
— « Si, pour une raison quelconque, tu ne pouvais pas me le dire personnellement, si par exemple j’étais mort ou parti en voyage, il faudrait aller le répéter à Peter Frigate ou bien à Lev Ruach. Tu comprends bien ? »
— Ruach aussi ! s’exclama Burton à voix basse.
— « Je comprends, Monat. Si je ne peux pas te le dire, je le dirai à Frigate ou à Lev Ruach. »
— « Et tu ne parleras que quand tu seras sûr que personne d’autre ne peut t’entendre. C’est compris ? »
— « Oui. »
— « Tu ne dois en parler à personne excepté Frigate, ou Ruach, ou moi-même. Tu as bien compris ? »
— « J’ai bien compris. »
— « C’est parfait, Kazz. Nous allons ressortir de la cabane, maintenant. Et quand je ferai claquer mes doigts à deux reprises, tu oublieras tout ce qui s’est passé, maintenant et la première fois. D’accord ? »
— « D’accord. »
— « Kazz, il faudrait aussi que… oh, zut ! On nous appelle. Pas le temps d’inventer une histoire. Allons-y ! »
Burton n’eut pas de mal à comprendre le sens de cette dernière remarque. Monat n’avait tout simplement pas eu le temps de préparer Kazz à répondre à ceux qui auraient pu le voir entrer dans la cabane et qui lui auraient demandé de quoi il avait parlé. C’était une circonstance heureuse pour Burton, car si Kazz avait eu une histoire plausible à lui raconter, ses soupçons n’auraient pas été éveillés.